GERARD ADAM

STILLE NACHT

         

Gérard Adam, né à Onhaye, petit village près de Dinant, dans la province de Namur, est un médecin, écrivain et éditeur belge contemporain. Auteur de nombreux ouvrages, il est aussi lauréat de nombreux prix littéraires. En tant que médecin militaire de laFORPRONU, il a séjourné plusieurs mois en Bosnie. Cette expérience a fourni la matière de deux livres, La chronique de Santici et La route est claire sur la Bosnie. Il dirige la maison d’édition M.E.O.

 

STILLE NACHT
(extrait du roman)


5.

Elle s’est réveillée pour la messe de Noël. Je l’ai prise par le bras pour l’aider à quitter son lit et s’installer dans sa voiturette. Elle m’a semblé plus légère, plus diaphane que les pétales de neige.
Dans le grand salon, les sièges sont disposés en demi-cercle autour d’une table. Le père Modeste est retardé par l’état de la route, avertit la secrétaire. Je roule Mamma jusqu’au bar où les ouailles communient anticipativement selon l’espèce liquide. Je nous prends deux Campari, on ne fête pas Noël tous les jours, fût-ce avec quarante-huit heures d’avance. Elle d’ordinaire si polie, qui a toujours salué tout qui passait à portée de voix, ne prête aucune attention à ceux qui l’environnent. Ses mains tremblent. Par précaution je les enserre et l’aide à porter le breuvage à ses lèvres. Son visage s’éclaire. Elle a conscience de ce qu’elle boit.
Un grand sapin trône avec boules et guirlandes. Un CD polyglotte enchaîne O Tannenbaum, I wish you a merry Christmas, Tu scendi dalle stelle. Quand il en vient à Douce nuit, je la vois tressaillir. Du plus loin que je me souvienne, c’est elle qui l’entonnait à la messe de minuit, comme le Minuit Chrétiens ou l’Adeste fideles. Après notre mariage, Antonia, moi-même, nos conjoints tant qu’il y en a eu, accompagnés des enfants, avons passé chaque réveillon en sa compagnie avant de l’accompagner à l’église pour le bonheur de l’écouter. Bonheur qui à la fin n’était plus partagé que par une poignée d’irréductibles. Jusqu’au jour où la paroisse a perdu son dernier curé. Exit la messe de minuit, un prêtre à la limite du burn-out a couru d’une église à l’autre pour un vague office d’après-midi. Mamma venait de fêter ses quatre-vingts ans. «Il y a un temps pour tout», a-t-elle décrété sans manifester le moindre émoi. Comme si toute sa vie s’était égrenée comme un chapelet de temps, un Ave pour la plage de Lošinj, un autre pour l’errance, un troisième pour l’épouse et la mère, un pater enfin pour attendre la dissolution hors du temps.

Un rire explose dans le hall d’entrée. C’est le fameux père Modeste, un grand noir à carrure de yéti, figure toute ronde sous une casquette à oreillettes, un sac de sport en bandoulière. «Aujourd’hui, ce n’est plus le père Modeste, c’est le père Mafrost!» s’esclaffe-t-il en secouant son anorak au-dessus du paillasson où il s’essuie des panards qui m’évoquent de pleins bateaux de réfugiés. Anticipant le rush des fidèles, je roule Mamma au premier rang et me retire au fond de la pièce. Le prêtre serre les mains à la cantonade. Il extrait de son sac une chasuble qu’il enfile, une étole qu’il embrasse avant de se la passer au cou, puis une nappe brodée, une croix, une bouteille de vin blanc. Un coffret, enfin, qui lui sert de tabernacle portatif. Il me rappelle un prestidigitateur que j’étais allé voir avec Josefa et les gosses, et qui préparait son numéro avec autant de minutie. Va-t-il sortir des foulards de son coffre comme l’autre de son gibus? Ou une colombe en guise de Saint-Esprit? Seulement des burettes, qu’il emplit de vin et de Spa reine. Il contemple son œuvre d’un air dubitatif, déplace un objet après l’autre puis, satisfait, se fend d’une génuflexion, se redresse, balaie l’assistance d’un regard conquérant et ouvre grand les bras comme pour l’étreindre.
«Le Christ est né! Que sa paix soit avec vous!» assène-t-il avec le ton d’un commentateur sportif.
Il doit avoir la quarantaine. Son visage avenant et un début d’embonpoint lui donnent un air bonhomme. Il évoque avec une émotion qui me semble authentique la Sainte Famille sur les routes, un jour que la tradition nous présente pareil à celui-ci. Même si, concède-t-il avec humour, il tombe rarement en Palestine autre chose que des bombes.

Je me sens intrigué par cet homme venu prôner dans leur propre contrée les croyances des missionnaires qui ont bouté ses ancêtres hors des leurs. Croyances chez nous à bout de souffle, qui ne trouvent plus de thuriféraires. Quel chemin tortueux l’a mené à transmettre ce qu’on lui a dit être la bonne parole à des vieillards que notre mode de vie ne nous permet plus de recueillir? Il m’évoque le Gaspard des rois mages, ce conte si poétique brodé à partir d’une vague allusion dans l’Évangile de Matthieu.
Je l’écoute plus attentivement. Ses paroles irradient l’intelligence, une culture certes éloignée de sa tradition, mais que celle-ci imprègne. Il ne peut ignorer que cette histoire de crèche, d’âne et de bœuf, de bergers, mages et autre étoile est pétrie de légende et de merveilleux, que même si ce prétendu fils de Dieu a réellement vécu, ce qui est loin d’être prouvé, il n’a pu connaître le tiers du quart des péripéties qu’on lui a prêtées des décennies plus tard. Comment peut-il mentir – ou se mentir – avec une telle ferveur? Ne pas ébranler les certitudes de vieux qui y raccrochent leurs derniers jours? Les aider à affronter la déliquescence, la souffrance et la mort avec plus ou moins de résignation dans l’attente d’une éternelle félicité? Sans doute. Mais il doit tenir le même discours en des contextes où la réflexion pourrait et devrait questionner la foi. Quel mystère détermine cet aveuglement librement consenti?
La chorale de notre paroisse était dirigée par Hubert Vanneste, un Wallon pur et dur quoique d’ascendance flamande, qui habitait à deux pas de la ruelle. Il tenait aussi le synthétiseur qui avait remplacé l’orgue du jubé, dont l’indispensable révision excédait les moyens de la fabrique d’église. Hubert dirigeait le service financier de la banque. C’est lui qui m’avait recommandé lorsque j’avais interrompu mes études. Lui aussi qui avait pistonné mon transfert du siège régional à l’agence locale. Un homme d’une grande générosité. Avec l’atrophie de la communauté, il a pris sur lui de plus en plus de tâches. Pas un malade, chrétien ou non, auquel il ne rendait visite. Pas un prisonnier non plus – notre quartier, en déliquescence après la fermeture des mines, était devenu un chaudron où bouillonnaient tous les trafics. Non seulement il gérait les finances, mais, les bigotes en voie d’extinction, il s’est mis à nettoyer et orner l’église, entretenir les vêtements sacerdotaux, répartir la collecte maigrichonne entre les pires nécessiteux. J’avais beau ne plus adhérer à sa foi, je l’admirais sincèrement.

La mécréance m’était tombée dessus à seize ans, alors qu’avec mes deux copains j’étais adossé à un pilier au fond de l’église. Tous ces braves et moins braves gens confits en feinte ou réelle dévotion m’ont soudain paru plus insolites que des extraterrestres. La divinité pouvait exister ou non, ça la concernait, elle seule, et plus du tout moi qui ne lui avais rien demandé, surtout pas de naître. La certitude m’a sidéré que, si elle existait, ce ne pouvait en tout cas pas être sous la forme que le christianisme inculquait à ses fidèles. Plus tard, j’étendrais cette évidence à toutes les formes, unique ou multiples, par lesquelles les religions, de «bonne foi» ou souvent de mauvaise, grugent leurs adeptes. Comme si notre modeste église, avec ses briques ternes incrustées de poussier, m’avait élu pour racheter le mauvais tour joué naguère par une trop brillante consœur à un certain Claudel. Je n’en ai pas moins continué d’assister à la messe pour ne pas chagriner Mamma, observant le spectacle avec la curiosité d’un entomologiste penché sur ses coléoptères.
Hubert dirigeait donc la chorale. Il avait de solides notions musicales et avait découvert chez ma mère une voix naturelle de soprano qu’il lui avait fait travailler. Ils se voyaient régulièrement. Après la mort de Papa, j’ai même espéré une idylle entre eux. Il ne se dévouait pas que pour la paroisse, une affection dégénérative avait frappé sa femme, de plus en plus grabataire, qu’il fallait assister pour les gestes les plus banals de la vie quotidienne. Aussi longtemps qu’il a travaillé à la banque, Mamma est passée la voir plusieurs fois par jour. Puis la situation a empiré, il a pris une retraite anticipée afin de mieux s’occuper d’elle, qui est décédée peu après. Il aurait été dans l’ordre des choses que deux célibataires partageant une foi du charbonnier – les derniers de notre infortunée région minière – s’unissent pour la plus grande gloire du Christ et de son Église. Il n’en a rien été, chacun est resté fidèle à la mémoire du disparu. Et je n’imagine pas qu’il y ait eu des coups de canif dans leur certificat de baptême. Le dernier curé parti, Mamma retirée dans ses terres, Hubert jusqu’à son dernier souffle a joué les bedeaux pour les prêtres de passage, mais a dissous la chorale. Il passait chaque jour dans la ruelle. Mamma ouvrait la fenêtre et ils conversaient comme à travers la grille du confessionnal. Il est mort d’une thrombose cérébrale, quelques semaines après l’admission de Mamma aux Bruyères. Chagrin de ne plus la voir?

Après ma «conversion», j’ai emprunté à la bibliothèque de Liège – celle de notre commune étant vraiment trop indigente – des ouvrages mettant en doute, avec des arguments qui me semblaient pertinents, jusqu’à l’existence d’un personnage appelé Jésus de Nazareth, ou plus probablement Jésus le Nazôréen. Il n’en existait aucune trace historique en dehors d’un faux manifeste fabriqué par un moine prosélyte. Nazareth n’existait pas à l’époque, on n’avait gardé aucune trace de la crucifixion d’un prédicateur itinérant, vaguement agitateur de surcroît, on ne connaissait en Palestine aucune coutume de libérer pour la Pâque un prisonnier de droit commun, la mémoire n’avait pas conservé de cataclysme naturel tel que le voile du Temple se serait déchiré… Il n’y avait certes pas de fumée sans feu, une secte juive s’était bel et bien fondée à l’époque pour essaimer à travers le monde connu, mais plusieurs personnages – thaumaturges et prédicateurs itinérants qui arpentaient le pays, zélotes qui fomentaient des révoltes contre Rome – avaient dû fusionner en un mythe fondateur, bientôt coulé en dogme par Saul de Tarse lorsqu’il avait pris de l’ascendant, nous dirions aujourd’hui le pouvoir. Les membres du groupe initial s’étaient d’ailleurs égaillés, la sauce n’ayant pas pris en Palestine, trop proche des prétendus événements pour qu’on les y gobe.

Fort de ces lectures, j’ai traversé une phase de mécréance prosélyte, assenant à tout un chacun ce qui me paraissait évident. «Tu n’es donc plus croyant?» m’a demandé Hubert. «Tu poses mal la question, lui ai-je répondu, un tantinet fanfaron. Je crois dur comme fer… en l’inexistence de Dieu.» Il a fait un clin d’œil à Mamma, qui ne semblait guère prendre ça au tragique, une lubie d’adolescent : «Toi, tu affirmes croire, a-t-il gravement rétorqué. Mais nous, nous savons!» Étrange définition de la foi, qui m’a barré tout retour en arrière. Le professeur de religion à l’athénée, me demandant pourquoi je suivais son cours alors que je me disais agnostique, enfoncerait le clou. À ma naïve réponse que je cherchais la vérité, l’Église aussi, et que donc nous pouvions faire un bout de chemin ensemble, il m’assènerait que l’Église ne cherchait pas la vérité, qu’elle était La Vérité.
La discussion avec Hubert devait avoir lieu un dimanche, puisque mon père était présent. Il n’est pas intervenu, mais je l’ai vu hocher une tête soucieuse. À l’une ou l’autre réflexion, j’avais déjà supposé qu’il n’était pas aussi croyant qu’il le prétendait, que la guerre avait dû ébranler une foi qu’il s’était empressé de réaffirmer à la femme rencontrée dans la tourmente, qui sans cela n’aurait jamais consenti au mariage.
J’ai cessé de vouloir convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. Moi-même, je ne suis jamais sûr de ce que je pense, et ce doute permanent me semble le premier stade de la sagesse. Un stade que je ne dépasserai pas, mais que n’atteignent jamais la plupart des humains. Du choc des idées, contrairement à ce que l’on enseigne, ne sort jamais que la violence. Et toute violence me répugne, même si je n’en suis pas exempt.

Au restaurant contigu, le personnel dresse les tables pour le repas du soir. Ils rient et s’apostrophent, la vaisselle s’entrechoque. Je suis heurté par ce manque de respect. Un malaise en contradiction avec mes pensées. «Mauvaises pensées», insinuait le curé lorsqu’il nous confessait. Il évoquait certes autre chose qu’une mécréance dont l’hypothèse ne m’effleurait pas encore, il s’agissait d’incruster en moi la culpabilité pour des actes dont j’imaginais encore mal la nature.
Cette vague honte, sans objet précis, je l’éprouve à être parmi ces croyants comme une cinquième colonne de la pensée libre. Voyeur et censeur. Le prêtre, lui, semble accueillir les bruits qui nous environnent comme un élément de cette foi qu’il rayonne sans affectation. Il entonne avec une conviction contagieuse l’Adeste fideles. Hélas, il chante faux. Nombre d’ouailles plus encore.
Tout à coup, je vois s’illuminer le visage de Mamma. Sa voix s’élève au-dessus du chœur chevrotant. À nonante-deux ans, elle a conservé son ampleur, sa justesse, presque la pureté de son timbre. Elle qui ne se souvient pas de ce qu’on lui a dit vingt secondes plus tôt n’a rien oublié des paroles en latin. Ma poitrine se noue.
Le prêtre enchaîne, Il est né le divin enfant. Des paroles abâtardies. Jouez hautbois résonnez musette se fait Jour de fête aujourd’hui sur terre. Et les prophètes ne nous le promettent plus depuis quatre mille ans, mais Le Sauveur que le monde attend Est clarté pour tous les vivants. Et gnagnagna et gnagnagna!
La liturgie chrétienne ne devrait plus me concerner, qu’ils bêtifient un peu plus ou un peu moins!… Mais ces paroles, ils nous les ont fourrées dans le crâne depuis nos premiers vagissements, elles ne leur appartiennent plus, sont passées dans le domaine public, ils n’ont pas le droit de nous en priver pour on ne sait quelle lubie de pseudo-modernité. Comme si, à l’opéra, on troquait la Flûte enchantée contre les bêlements de la Reine des Neiges! La transgression me fait mal, on me tranche mes racines pour me mettre en pot. Si j’étais resté croyant, j’aurais viré au traditionalisme rien que pour ne pas subir de telles stupidités.

Je ne suis pas le seul à me révolter, je perçois un flottement dans l’assistance et je lis la consternation sur la face de Mamma. Qui aussitôt se décide à rétablir l’orthodoxie, emmenant dans son sillage la moitié des fidèles. Je me sens fier d’elle. Face à ce retour de flamme, le prêtre a un sourire indulgent et baisse le ton, laissant s’exprimer sans heurt la querelle des anciens et des modernes.

«En ce temps de Noël, pensons à ceux qui souffrent, et tout particulièrement à ceux que la guerre ou la misère ont jetés sur les routes, que notre égoïsme refuse d’accueillir, que nous entassons dans des camps inhumains, de même que jadis la population de Bethléem a relégué dans une étable un homme et sa jeune épouse à quelques heures d’accoucher. Mais au moins avaient-ils un peu de foin pour y coucher l’enfant, un âne et un bœuf pour offrir leur chaleur. Jésus, aujourd’hui, serait peut-être mort noyé comme le petit Aylan.»
Des mots qu’on est en droit d’attendre, qui pourtant me bouleversent. Je me demande ce qui me tourneboule, pour ainsi m’affoler comme une girouette dans un tourbillon de pensées contradictoires. Cette utopie d’amour universel, prêchée il y a deux mille ans par un homme dont l’existence est sujette à caution, si souvent malmenée par ceux qui depuis la proclament, me semble tout à coup transcender l’existence ou l’inexistence d’une divinité inconnaissable. Et sans doute en est-il de même pour tant d’autres illusions, compassion bouddhiste qui ne va pas jusqu’à la reconnaissance du droit des femmes à disposer de leur corps, aumône pilier d’un islam dans la lettre duquel on trouve la justification à toutes les atrocités. Même le power flower, panacée de ma post-adolescence, jaillissement de la qualité au sein de la quantité, source d’un tel engouement qui a précipité nombre de ses adeptes dans le gouffre de l’autodestruction…
Bien plus que celles du seigneur, ce sont les voies de cette fraternité, cette ouverture bienveillante, indissociables de notre humanité, qui me paraissent impénétrables. Une partie de ma génération, en Occident, a pourtant vécu de ces illusions avant que la dure réalité ne les emporte. Pas plus que Moïse, nous n’avons foulé la Terre promise après quarante années d’errance. Et nous ne pourrons léguer à nos successeurs qu’au mieux nos désenchantements, au pire les désastres que nous avons causés.