JASNA SAMIC

LES CONTREES DES AMES ERRANTES

         

Jasna Samic, née à Sarajevo, vit à Paris où elle écrit en bosniaque (serbocroate) et en français. Elle a publié des romans, nouvelles, poésie, pièces de théâtre, essais; elle est aussi metteur en scène et l'auteur de films documentaires.
Lauréate du Programme Missions Stendhal et du prix Gauchez-Philippot.

 


LES CONTREES DES AMES ERRANTES
(extrait)
(…)
Elisaveta Nikolaevna Kazanskaya

Sarajevo Les années 70 du XXème siècle

Personne n'erre pas pour
son propre compte...

Sénèque


La neige saupoudre tous les recoins de la ville. Par les fenêtres embuées, Elisaveta observe la valse des flocons et décide d’écrire ses souvenirs. La colline d’en face ressemble à une toile blanche, peinte par un artiste naïf local. Le jour décline. Dans quelques instants, toute la ville sera un gros diamant.
Son reflet dans le miroir lui évoque l’Au-delà qui, sous peu, sera son unique lit. Des cernes bleues se dessinent sous ses yeux, son corps n’est plus qu’un sac d’os brisés, sa main bleuâtre tremble au-dessus du papier sur lequel glisse son stylo, traçant une écriture à peine lisible.
Elle revoit son passé comme un voyage à l’envers, comme une blessure, tandis que les jours - qui lui restent encore - sont comme un cri de naufragé accroché à une paille: Souvenirs!
Le malheur s’est rué sur elle quand elle lisait la Sonate à Kreuzer. Sa jambe droite, pliée sous l’autre, fut soudain prise d’une crampe. Elle ne s’en rendit compte qu’en se levant : sentiment d’un élément étranger qui ne lui appartenait plus, suspendue en l’air, se balançant. Elle perdit conscience, chuta. Réveillée à l’hôpital avec une fracture du col du fémur - son cœur malade, incapable de supporter une opération -, contrainte de rester au lit, immobile, elle attend, sans prononcer le nom de ce qu’elle attend : la mort.
Elle n’ira sans doute plus au marché du centre-ville, finies aussi les promenades dans les bazars de Sarajevo ! Les enfants de la rue piétonne, où elle habitait jadis, ne se moqueront plus de ses grands chapeaux à larges bords, en criant derrière elle : Šeširdžija!, Chapelière, ! - nom d’un personnage d’Alice au Pays de merveilles, pour rire de ces dames qui portent encore des chapeaux à Sarajevo. Ils ne lui balanceront plus des pierres contre son accoutrement suranné.
Le désir de revoir les forêts de sa Russie natale n’est plus qu’un rêve stérile.
On m’enseigna la science de l’adieu, Dans les plaintes échevelées, nocturnes …
L’adieu – qui peut, disant ce mot, savoir qu’il signifie une séparation irrévocable ?

Elisaveta notait des poèmes d’auteurs russes qu’elle aimait tout au long de sa vie, mais aussi les siens. Lorsque la douleur physique l’envahissait, autour d’elle tout s’évanouissait. Enfermée la plupart du temps dans ce tunnel sans issue, elle connaissait aussi des moments de répit, et les souvenirs reprenaient place.
Tels les cygnes sur la rivière glaciale, flottent mes images d’antan,
Susurrant
Moscou, Petrograd, Kazan,
Sur mon lit de mort
L’accordéon gémit et la nuit vibre sous ses notes
La neige immaculée recouvre mes villes d’une chaleur familière
Des flocons comme des moineaux volent vers ma fenêtre
Telle la cloche du Kremlin sonne la blancheur
Le chant du violon se fond dans le vent glacial
Tandis que les pieds de feu d’une gitane
Couverte de volants
Tambourinent sur la place neigeuse
De Moscou

Kazan
Fin du XIXème et début du XXème siècle

Sur la vie on ne peut écrire
qu'avec une plume trempée
dans les larmes.

Elisaveta - que ses proches appelaient Lisa - est née à Omsk, en Sibérie, vers la fin du XIXème siècle, quand les roses du jardin commencent à refermer leurs pétales, où tout, ciel et jardin, rougeoie au crépuscule. C’était le temps où la date de naissance n’avait aucune importance.
Son père travaillait dans cette région après ses études de droit à Sankt Peterburg. Lisa n’a gardé aucune image de ce lieu. Sa ville a toujours été Kazan.
Le vieux quartier de Kazan était « une immense perle sertie entre les collines où, scintillant eux aussi comme des pierres précieuses, sont parsemés des temples de toutes religions, tandis qu’autour de Kazan s’étendent des forêts, aussi denses et obscures que les nuits de Sarajevo» ! Devinant depuis son lit les Sept forêts - nom d’un quartier de Sarajevo, perché sur une colline -, elle revoit la nature autour de sa ville russe, et plus que de la nostalgie, c’est de l’amour fort, l’amour russe, qu’elle ressent.
Ressurgit également l’image d’une voiture à deux roues, tirée par un cheval, garée devant le Monastère de Saint Jean, Ivan Monastiri ; tout proche de lui, devant une petite chapelle, des moujiks, vêtus de ces longues chemises russes, et des femmes agenouillées, foulards sur leur tête, prient longuement. La Mosquée tatare a quelque chose de la Magribija de Sarajevo, où le petit minaret ressemble à un conduit de cheminée. Voskrsenskaya ulitsa, la rue de l’Ascension, est la plus élégante de Kazan ; les officiers de cavalerie y passent quasiment au galop, s’y promènent des dames en calèche, et l’on y voit aussi quelques domestiques portant des paniers remplis de nourritures. Parfois, la rivière sort de son lit et transforme les maisons en îlots, uniquement accessibles par bateau.
Kazan est la ville de naissance de son père, ainsi que de son grand-père, ville où tous deux exercèrent les fonctions de juge, et où sont arrivés au monde la plupart de ses douze frères et sœurs.
Son père, Nikolaï Serguéyevitch Kazanski, a fait connaissance de sa mère lors d’une traversée en bateau des eaux qui séparent la Russie du pays aux cent milles lacs, comme il appelait la Finlande. Elle mit tous ses enfants au monde à la maison, assistée de leur nounou, Katia, mais ce sont les paysannes qui offraient leurs seins à téter.
Si le pays de sa mère, Suomi, fit partie de la Russie à partir de 1809, la région de son enfance, la Carélie, le fut dès le XVIIIème siècle. Pour la famille de Lisa, la vraie patrie de Yulia Else Hamina Kazanski était la Finlande. Yulia est devenu son prénom russe, mais Nikolaï Serguéyevitch l’appelait Hamina, du nom d’une ville de son ancien pays. Dans son parlé russe, la mère de Lisa a gardé un accent particulier, et n’a jamais bien maîtrisé la langue de Tolstoï.
L’enfance de Lisa est étroitement liée à sa nourrice Katia et à sa gouvernante Vera. Celle-ci était une grande femme mince, avec une bouche pincée ; ses lèvres ne s’ouvraient pratiquement pas quand elle parlait en français. En fait, son nom était Véronique, mais fratrie - Elisaveta, ses frères et sœurs - l’appelait Vera, ou Verouchka. Elle était presque tout le temps à leurs côtés, plus proche d’eux que leurs parents. Ils parlaient en français avec elle, mais aussi avec leur père.
Est-ce la raison qui lui fait écrire ses souvenirs en français, bien qu’elle les finisse en russe ?
Leur maison kazanaise comprenait de nombreuses pièces. L’une d’elles servait de bureau au père de Lisa. La mère, Yulia, qui n’avait pas sa propre chambre, déambulait toute la journée du salon à la cuisine, de la cuisine au salon, столовая (stalovoja), du salon à la kladovaya (le cellier, où l’on garde des aliments au frais). Jamais elle ne s’adressait à ses enfants en finnois, n’évoquait pas ses parents, et ne chantonnait que rarement des mélodies de son enfance. Tel un jeu, elle égrenait parfois des régions de son pays natal, auxquelles Lisa et son père trouvaient une résonance poétique. Rien d’étonnant que Nikolaï Serguéyevitch appelait sa femme tantôt ma Carélie, tantôt ma Kotka, ou Hanko, ou encore Kuopio, Saïmaa, n’oubliant pas d’ajouter en plaisantant que Hamina était le plus beau nom russe.
Avant de s’installer définitivement à Kazan, les parents de Lisa ont vécu à Sankt Peterburg (comme on appelait à l’époque Saint-Pétersbourg ), ville que Yulia aima dès l’apperçut du bateau. (Lisa admirait aussi cette ville et avait envie d’en dire quelques mots, mais tout ce qu’elle nota dans son carnet, c’est que cette ville, depuis la Révolution d’octobre, Leningrad, portait le nom de celui qu’elle ne cesserait de qualifier jusqu’à la fin de ses jours de roi des monstres, ou de Démon Oulianov.) Yulia, alias Hamina, avait les cheveux d’un blond comme blanchis de javel, un teint aussi blanc que les montagnes russes en hiver, le regard dur. Petite et mince, c’était un quart de femme. Enfant, Lisa était indifférente à ses pensées intimes, ne se sentant même pas attachée à elle. Dans son lit d’hôpital, elle essayait avec difficulté de se représenter la vie de sa mère.
Croyait-elle que c’était son devoir de mettre au monde des enfants pour que la vie, avant tout celle des hommes, se prolonge ? Si c’était le cas, ce n’était pas très original, car c’était le destin de tant d’autres femmes russes. Avait-elle le mal de son pays d’origine ? Fausse question ! L’important était que les jeunes filles trouvent un bon parti pour se marier.
Comme pour la rassurer, lui souriant à peine, son père chuchotait à Lisa (pour que les autres ne l’entendent pas ?) : « Notre famille n’a rien de décadent, on ne se marie pas entre cousins comme dans d’autres familles russes. Votre mère, tout en étant une fausse Russe, a apporté du sang frais dans notre famille, ce qui est plus précieux pour moi que toutes les princesses russes que j’ai eu l’occasion de fréquenter dans ma jeunesse. Si toutefois on se réfère aux faits historiques, si on regarde donc de près notre Histoire, on dira que les Finlandais, sans être slaves, sont plus Russes que les autres. Le mot russe vient, du reste, du finnois et désigne les Scandinaves du sud de la Baltique. »
C’est de cette façon « humoristique » que son père commentait « leur généalogie familiale ». Mais dans cette façon de voir l’Histoire, il y avait aussi un grain de fierté, ou de cette fameuse supériorité russe dont Lisa prendra conscience bien plus tard. Elle a compris rapidement que non seulement l’histoire des Slaves était compliquée, mais aussi celle de bien d’autres peuples. Par le sang qui coula et les luttes qu’ils menèrent, ils se sont tous, bon gré mal gré, liés les uns aux autres. Lisa a pourtant préféré la littérature à l’Histoire, car « elle peut raconter les mêmes événements avec plus de piment et plus de vivacité ». C’est pourquoi elle se mit à étudier la langue et la littérature russe. Enfant, elle pensait que les écrivains étaient toujours humanistes, du côté du bien, et que la littérature ne faisait que dénoncer le mal et lutter contre lui, à l’aide de la plus puissante de toutes les armes : la parole. Cette vérité lui semblera plutôt douteuse.
Sa vie russe, surtout la période kazanaise - ou ce rêve, comme elle la qualifia dans ses souvenirs -, lui était imposée par la tradition : une enfance riche, dans un environnement de culture, où la musique et la littérature - leur littérature et leur musique classique russes -, tenaient une place prépondérante. C’était un style de vie propre à ce qu’on appelle une grande famille russe, qui n’était pourtant pas très encline à la réflexion et à l’approfondissement. Sarajevo lui rappelait souvent sa ville aux sept collines, car elle était tout aussi ondulante sur des vagues vertes qui s’étendaient à perte de vue, mais Kazan était beaucoup plus grande. En effet, la rivière de Miljacka qui coupe Sarajevo en deux n’est pas un nain, mais un ver de terre, comparée à la Volga et même à la Kazanka qui toutes deux traversent la ville de Kazan.
Lisa écrit :
Nous voilà dehors, sortis à la dérobé de la maison, nous nous faufilons dans la cathédrale, baptisée la Terrible par notre père, d’après le surnom donné à notre célèbre Barbe Bleue, ce Tzar aux nombreuses femmes qui l’a fait construire : Ivan le Terrible. Après la messe, notre gouvernante nous amène quelquefois au mausolée de la dernière souveraine tatare. (Elle pense à celle qui a gouverné, au nom de son fils, le khanat de Kazan, entre 1549 et 1551). Une fois à la maison, nous jouons aux Tatares et aux Russes, comme les enfants de Sarajevo jouent aujourd’hui aux Allemands et aux partisans de Tito. Drapée d’un long châle oriental qui me couvre tout entière, je joue Soyembika, coiffée d’un chapeau pointu, fait en papier journal, qui imite la forme de la couronne portée, d’après les gravures, par la tzarine tatare. Mes trois frères aînés sont trop grands pour ce style de jeu et ne se joignent pas à nous. Heureusement, nous sommes toujours plusieurs à nous jeter dans nos aventures historiques. Mes sœurs, dont je suis l’aînée, font partie de ma suite, tandis que mes frères sont des soldats russes qui me capturent, puis me tuent. Je meurs toujours courageusement, sans laisser couler une seule larme. Nous répétons ce jeu de la conquête de Kazan par les Russes d’innombrables fois. Je ne me lasse jamais d’être la tzarine tatare.
Lisa et ses sœurs et frères jouaient aussi à cache-cache derrière le Kremlin (nom donné à la partie centrale fortifiée d’une ville russe), et se rendaient en cachette au lac de Kaban où ils plongeaient pour chercher le trésor du dernier Tatare, immergé dedans, selon la légende, avant que la ville ne tombe entre les mains des Russes. Lors d’une plongée, sa sœur Anna, resta si longtemps sous l’eau qu’elle leur causa une frayeur intense. Après cet événement, ils abandonnèrent toute recherche du trésor tatare.

Qu’on l’ait aimée ou pas, on vient tous de son enfance comme on vient d’un pays. Immobile dans son lit d’hôpital de Kosevo, à Sarajevo, Lisa en était persuadée.
Assise dans la Troïka avec ses frères et sœurs, elle écoute le crissement de la neige sous le traîneau et le tintement des clochettes des chevaux :
Nous sommes emmitouflés dans des couvertures en fourrure, les mains glissées dans des manchons, conduits en traîneaux vers Malmyj, au sud de Kazan, où, dans notre datcha, nous passons les vacances. Les sapins et les pins ressemblent à de longues chandelles blanches, le ciel, effacé. Le chemin est comme un fil qui s’étire à l’infini. Enfin Malmyj nous apparaît comme une énorme boule de neige. Notre domaine scintille sous la blancheur, notre maison est déjà réchauffée par nos domestiques. Nous nous précipitons vers l’âtre. Mon chat préféré, Mourka, dort sur le haut poêle et ronronne. Nous étalons de la graisse d’oie sur nos visages, pour qu’ils ne se fissurent pas en plaques rouges comme de la terre sèche fendue, nous nous versons du thé du samovar où l’eau bouillait depuis longtemps, puis, à la manière de nos paysans, nous montons sur le poêle aux côtés de nos chats. Par les fenêtres embuées où le givre a dessiné des fleurs de cristal, je vois nos moujiks sortir par les cheminées pour quitter leurs maisonnettes, littéralement enfouies sous ces hauts sarcophages blancs.
Je sors mon manuel scolaire, Dobroe slovo. Pour apprendre la lettre « k », je lis : « Elena kataet kuklu », Elena promène sa poupée.
Comme illustration du même signe de l’alphabet cyrillique, il y a là une mère qui donne un biberon à son bébé, un chat qui boit du lait par terre, et une fillette qui tire une poussette dans laquelle est couchée sa poupée. Ils se trouvent tous dans une ambiance typiquement russe : une fenêtre aux rideaux brodés, une table avec une cuvette pour se laver les mains, au-dessus une étagère, une icône, un tableau avec des paysages, et une carte du monde. Un peu plus loin, à propos de la lettre « ya » (« я »), Lisa voit un royal, piano à queue, le même qu’elle a chez eux à Kazan. Elle feuillette son manuel, s’arrête sur la lettre « p », où il y a une cage et des ptitchka, oiseaux qui voltigent autour d’elle, alors que pour la lettre « g », c’est l’image d’une ville enneigée, et ce petit refrain : в городе, дома больше и красивее - dans la ville, les maisons sont plus grandes et plus belles. Le livre se termine par un poème sur la mort d’un lièvre, tué dans une forêt par un chasseur, suivi du conseil à l’intention des enfants de lire pour devenir meilleur et plus intelligent.
Toute sa vie durant, Lisa a gardé ce Dobroe slovo.

Le stylo à la main, elle se souvient des conteurs, hommes et femmes qui parcouraient les villages en racontant des histoires, ou en récitant des poésies populaires.
La fête Maslenitsa avait lieu avant le Grand Carême orthodoxe et pouvait commencer à la fin du mois de janvier, ou au mois de février (selon le calendrier julien, utilisé par l’Eglise russe). Conformément à la tradition, pendant toute une semaine, les paysans se promenaient du matin au soir en traineaux. “Habillés” de leurs plus beaux costumes, les chevaux tirant les traineaux étaient aussi ornés de petits tissus chatoyants, tandis que leurs jougs, “duga”, étaient peints des mêmes motifs que les poupées ou les œufs russes. Le chant des paysans résonnait jusqu’aux villages voisins. Les spectateurs des deux côtés de la route applaudissaient à la parade; certains jouaient de l’accordéon. Parfois l’un d’eux sautait dans un traineau qui roulait à vive allure, avant de s’effacer au loin. Certains traineaux bondés de jeunes filles et de vieilles femmes vêtues de noir ressemblaient à d’énormes pommes de pins.

C’est le même décor, en été. Par la porte entrouverte de l’écurie, Lisa aperçoit un derrière, puis un dos, et finalement la tête de son frère Michka dont le corps, enfoui dans le foin, ondule sur une paysanne. Leurs cris d’amour se mêlent aux hennissements des chevaux. Bouleversée, elle s’éloigne, courr et pleure. Assise sous un cerisier, elle gémit sous une pluie de griottes, vichnia.
Je n’ai dévoilé ce secret à personne ; quand mon regard accusateur a croisé Michka, il l’a ignoré. Mes joues devaient être aussi rouges que les griottes de notre verger. Ce soir-là, dans mon lit, j’étouffai mes larmes dans ma gorge de crainte que mes sanglots ne réveillent ma sœur, Tania, avec qui je partage la chambre.
Sous la rouille de l’automne, quelques années plus tard, voici de nouveau Kazan. Lisa sort de la maison pour se rendre à l’école. Dans la rue, un regard aigu s’enfonce comme un couteau dans son dos. Elle se retourne et voit un garçon d’origine asiatique, à peine plus âgé qu’elle. Chaque fois qu’elle passe dans cette rue, il est planté au même endroit, et son regard noir la fait frémir. Elle ignore tout de lui. Certes, il ne fréquentait pas les bals où les fils de l’aristocratie russe la faisaient danser, et dont les visages s’effaçaient pendant qu’elle les regardait. Mais dans son lit ce garçon hante ses nuits, la souille alors qu’un conseiller invisible lui chuchote que la chasteté est la plus grande vertu d’une femme.
Elle se sent seule, malgré la présence de ses frères et sœurs !
Dans ses nuits blanches, elle scrute le firmament, persuadée qu’elle était en train de devenir mystique. Elle est sûre que c’est la raison qui lui fait aimer Dostoïevski, autant que Lev Nikolayevitch Tolstoï, l’auteur qu’elle admirait depuis toujours, mais aussi un ami de son père.

2.

L’enfance d’Elisaveta Lisa Kazanskaya est liée à Lev Nikolayevitch Tolstoï. Les quelques visites du grand écrivain russe à la famille Kazanski, tantôt à Kazan, tantôt à Malmyj, furent toujours un événement, surtout pour Lisa.
Après la mort de son père, Tolstoï a vécu à Kazan avec l’une de ses tantes. A cette époque, que Lisa décrit dans son cahier, Tolstoï vivait surtout entre Moscou et Iasnaïa Poliana ; vers la fin du XIXème siècle, il a aussi passé quelques années au Caucase. Toutefois, il lui arrivait de visiter la ville de sa jeunesse, où il fit des études d’orientalisme. Quand il venait voir les Kazanski, c’était pour déjeuner dans le jardin, sous les arbres fruitiers. Alors tous mangeaient ensemble, « ce qui n’était pas commun les jours ordinaires ». A cette occasion, la mère de Lisa ne préparait que le bortsch avec des pirojki et le riz, car Tolstoï, que la famille Kazanski appelait simplement le graff, ne mangeait rien d’autre, et surtout pas de viande, au nom du pacifisme végétarien dont il se réclamait.
En tuant les animaux, cher Nikolaï Sergueyévitch, l’homme réprime inutilement en lui-même la plus haute aptitude spirituelle - la sympathie et la pitié envers des créatures vivantes comme lui - et en violant ainsi ses propres sentiments, il devient cruel.
Ces mots de l’auteur, et tant d’autres, Lisa les avait notés dans l’un de ses calepins, telle une bible qu’elle garda précieusement.
Après le déjeuner, nous laissons mon père et Lev Nikolayévitch discuter en tête à tête. Le comte ne se rend jamais chez nous accompagné de son épouse, Sophia Andréïevna, qui n’apprécie que Moscou et la vie moscovite, ce qui semble être un véritable supplice pour Tolstoï qui avait hâte de rentrer à la campagne, se demandant : « Quand est-ce qu’on recommencera à vivre ? » Cachée derrière la porte de la véranda, où mon père et l’écrivain sont installés, j’espionne leurs conversations. Pendant ce temps, mes frères et sœurs font la sieste ou jouent ailleurs.
Le père de Lisa se sentait visiblement très lié au graff. Une lettre est à l’origine de leur première rencontre ; elle était du père de Lisa, déjà juge avec compétence sur toute la région, et adressée à Lev Nikolayévitch, lui exprimant son admiration, son dévouement et sa reconnaissance pour son action en faveur de l’amélioration de la situation sociale de la région.
Plus tard, Lisa comprit que le comte n’avait pas terminé ses études de droit, pas plus que celles de l’orientalisme, commencées quelques années plus tôt. Méprisant l’université, ce temple de la science, et les professeurs, traitant les historiens de « sourds qui ne répondent jamais aux questions qui leur sont posées », le graff avait décidé de s’instruire seul. Certains ont pris son entêtement, devenu légendaire, pour un caprice. A la différence du graff, le père de Lisa avait suivi sans se poser de question la tradition familiale et est devenu pravovik, homme de loi.
J’espère qu’il était équitable dans ses jugements, lui pour qui le vol était l’un des vices les plus condamnables, duquel découlaient d’autres péchés, écrit Lisa.
Toutefois, son père n’a jamais été obsédé par la pureté, si chère à Lev Nikolayevitch, qui en a fait la philosophie de son existence. Si le graff ne se rendait pas chez eux, ce sont ses lettres qui leur parvenaient. « Après ma mort, Lisa, elles t’appartiendront », l’assurait son père.
Comparé à Nikolaï Kazanski, qui était un homme calme et serein, le graff semblait constamment agité intérieurement. Il était persuadé que la laideur et l’insanité de notre vie venaient de ces êtres inférieurs, les femmes, et du pouvoir qu’elles avaient sur les hommes. « Ce n’est pas à la femme d’élever des revendications contre l’homme, mais à l’homme de s’émanciper de la femme », disait cet humaniste qui, jeune, se voyait laid et gauche, malpropre et sans vernis mondain.
Des années après sa mort, à Sarajevo, Lisa lut le journal intime de Tolstoï, grâce auquel elle apprit bien d’autres choses sur son écrivain adoré qui, entre autre disait :
Je suis irritable, désagréable pour les autres, prétentieux, intolérant et timide comme un enfant.
Il était difficile pour Lisa de comprendre qu’un homme comme Lev Nikolaevitch ait pu être si impitoyable envers lui-même :
Je suis ignorant. Ce que je sais, je l’ai appris par-ci, par-là, sans suite et encore si peu ! Mais il y a une chose que j’aime plus que tout : c’est la gloire. Je suis si ambitieux que s’il me fallait choisir entre la gloire et la vertu, je crois bien que je choisirais la première.
Tolstoï a aussi raconté à Kazanski son voyage à Paris. Après son séjour enthousiaste dans cette ville, il en fut dégoûté pour avoir assisté à l’exécution d’un homme sur la place publique. Plus que la personne de Napoléon, il détestait la déification française de ce criminel.
Lev Nikolayevitch ne s’est jamais disputé avec le père de Lisa pour une simple raison: Kazanski ne le contredisait jamais, même quand il ne partageait pas son point de vue. Homme droit et stable, le père de Lisa a toujours évité les discussions véhémentes et les querelles. Devenu plus âgé, à l’instar de Lev Nikolayevitch, Nikolaï Serguéyevitch Kazanski se laissa pousser la barbe, qui masqua les traits réguliers de son visage; ses sourcils, aussi épais que ceux du graff, ombragèrent son regard, qui paraissait pourtant plus doux que celui de l’écrivain.
Mon père écoutait le graff religieusement, s’adressant à lui toujours avec tact.
- Puisque maintenant vous êtes célèbre…
Mais le graff coupa mon père :
- Je ne le suis ni à Malmyj ni à Iasnaïa Poliana, donc, je ne le suis pas du tout. A tous ceux qui se mettent à parler de la gloire, il faudrait donner des gifles pour les dégriser, car rien n’est aussi dangereux que l’orgueil que réveille la gloire !
Il paraissait sincère celui qui, jeune, n’avait que le mot « gloire » à la bouche. C’est encore lui, l’orgueilleux, qui disait que, dans le travail, l’orgueil rendait cruel non seulement l’homme, mais aussi la fourmi.
Tous ses paradoxes, Lisa les découvrira des années plus tard. Enfant, elle admirait les positions de l’écrivain ; tapie dans sa cachette, elle observait avec amour sa longue barbe et sa beauté de sage, sans saisir que c’était un homme complexe, et un homme de souffrance. Sans doute le père de Lisa connaissait-il sa douleur profonde, sans jamais la laisser paraître ? Ou bien la fierté d’avoir comme ami une célébrité l’a-t-elle empêché de voir juste ?
Si elle n’avait jamais entendu le graff parler de ses enfants, Lisa savait pourtant que nombre d’entre eux étaient morts en bas âge et que le décès de son dernier fils l’avait affecté particulièrement, provoquant un drame irréparable dans sa famille. La vie de sa famille lui semblait privilégiée par rapport à celle de l’homme célèbre. A la différence de tant d’autres familles russes, où la mort était une fidèle compagne, qui leur enlevait surtout des nouveau-nés, par miracle, elle a ignoré la famille Kazanski. Le décès d’enfants était si banal que de nombreuses familles russes y étaient accoutumées sans tragédie.
On perdait un enfant, comme on rate une marche, dirait un écrivain français contemporain.
Certains ont tenté de me convaincre que Lev Nikolayevitch prenait la disparition de ses enfants presque comme un bonheur, morts, ils étaient encore plus proches de Dieu.
Mais le malheur, comme pour l’ensemble du pays, ne nous oublira pas, non plus.

On disait au sein de la famille que Lisa était le sosie de son père. Peut-être avait-elle hérité de nombreuses de ses qualités y compris son cœur, à la fois dur et faible ? Tout en chassant le sentimentalisme et l’émotion, elle souffrait de problèmes cardiaques.
Il va de soi que tous les douze enfants eurent la même éducation, mais seule Lisa admirait Lev Nikolayevitch - ce qui faisait rire ses frères et sœurs -, adorait Pouchkine, Tchaïkovski, ou Riépine, dont nombre de tableaux décoraient les murs de leur maison. Est-ce la raison qui laissait supposer que Kazanski l’aimait plus que les autres enfants ?
- Au fond cet homme est très bon, lui confiait son père à propos de Tolstoï. C’est un grand humaniste, un homme intègre.
Et c’est une sorte de testament qu’il lui laissa.
Son père avait confiance en la discrétion de Lisa, même quand elle lui révélait que le nez de Lev Nikolaevitch lui évoquait la cloche de la petite église, disparue depuis sous les constructions de la Terrible cathédrale. Une rencontre entre son père et le graff la marqua plus particulièrement: Tolstoï y dévoilait son choc et son chagrin après la mort de sa voisine qui s’était jetée sous les roues d’un train. Elle ignorait que ce fait divers serait le déclic de son chef d’œuvre, Anna Karénine. Grâce à son génie d’écrivain, les personnages littéraires de ce misogyne lui échappèrent et le mépris habituel pour ses héroïnes fit place à son amour. Conscient sans doute de son « sale caractère », pensait-il que « les écrivains mettent le meilleur d’eux-mêmes dans leurs œuvres? Il en résulte une très belle œuvre, très éloignée d’eux-mêmes et de leur vie qui souvent sont horribles ».
Le soir où il décrivait la mort tragique de sa voisine, l’écrivain dit au père de Lisa que la littérature ne servait à rien et n’était qu’amusement pour les paresseux et les parasites.
Malgré toute son admiration, au fond de lui, Nikolaï Serguéyevitch Kazanski reprochait à Tolstoï son socialisme sans frein, qui n’a été, au bout de compte, que rhétorique et nouvelle contradiction. En dépit de sa façon ridicule de s’habiller comme nos moujiks, sa vie prouva le contraire.

3.

Le père de Lisa mourut subitement, dans son bureau, d’une crise cardiaque. Les lettres de Lev Nikolayevitch ont été sauvegardées dans le coffre secret de sa fille, Elisaveta Lisa Kazanskaya.
La disparition de son père laissa à Lisa « un vide lourd », comme elle l’écrit dans son journal. Après la mort de son père, Tolstoï disparut également de sa vie, laissant le vide du père spirituel. Tels les grands hommes qui nous sont proches par leurs idées et leurs œuvres, Lev Nikolayevitch resta pour Lisa un parent.
Peut-être qu’en fin de compte il aurait de toute manière mis fin à ses visites? Il était déjà très vieux, malade, et avait, disait-on, l’esprit dérangé.
Lisa n’a jamais vu de larmes dans les yeux de ses parents, mais souvent dans ceux de Tolstoï écoutant Tchaïkovski. Depuis, elle considérait qu’un homme vrai était capable d’avoir des émotions et de ne pas les dissimuler.
Peut-être qu’en apprenant le décès de mon père c’étaient les dernières larmes qui ont coulé sur mes joues ? Tous les événements qui se sont succédé ont tari mes yeux. Trop d’histoires pour une vie éphémère ! Mon chagrin se transformera en colère.
Les grandes œuvres d’art ne sont grandes que parce qu’elles sont accessibles et compréhensibles à tous, l’une des vérités, dont elle se rappelait, prononcée par son maître, Lev Nikolaevitch Tolstoï.
Il est évident que cet homme « trempait sa plume dans son propre sang », contrairement aux auteurs modernes occidentaux que j’ai pu lire. A l’hôpital de Sarajevo, je l’entends toujours:
« Quand un homme a beaucoup plus qu’il n’a besoin, c’est que d’autres manquent du nécessaire. Qui a de l’argent, l’a pris dans la poche de celui qui n’en a pas. L’excès d’argent est une nouvelle forme d’esclavage bien différente de l’esclavage ancestral. La charité du pauvre est de ne pas haïr le riche. »
Malgé tout, cet écrivain n’était pas dans le cœur de tous les Russes, sans parler d’Oulianov, le futur Lénine, que Lisa rencontrera plusieurs fois dans les années à venir.