Daniel Simon et Jean-Marie Delgrange

Le Monde en pages
Portrait de Balthazar

         

Daniel Simon est né en Wallonie en 1952; il est écrivain, metteur en scène, dramaturge, et critique littéraire. Professeur d’histoire et de philosophie du théâtre, il fut un pionnier de la théorie et de la pratique des ateliers d’écriture, qu’il continue d’animer en de nombreux pays. Il est lauréat de la SACD en 1990 et Gauchez-Philippot en 2012.

Jasna Samic, née à Sarajevo, vit à Paris où elle écrit en bosniaque (serbocroate) et en français. Elle a publié des romans, nouvelles, poésie, pièces de théâtre, essais; elle est aussi metteur en scène et l'auteur de films documentaires.
Lauréate du Programme Missions Stendhal et du prix Gauchez-Philippot.

 

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Animation de l'atelier : Daniel Simon

Dossier : Jean-Marie Delgrange

Portrait de Balthazar


I. Une littérature bosniaque

La multiplicité des composantes nationales de la population de Bosnie-Herzégovine a rendu la question du phénomène littéraire bosniaque assez complexe. Bien qu'écrite dans la même langue que les littératures serbe et croate, celle de Bosnie-Herzégovine a ses caractéristiques nationales et ethniques propres, de même que sa spécificité territoriale et linguistique. Sur la péninsule balkanique se trouvait la frontière entre l'Empire romain et l'Empire byzantin. Une partie des Slaves du Sud était sous l'influence de l'Ouest, où se développait le catholicisme, et l'autre partie sous l'influence de l'Empire byzantin, où se développait l'orthodoxie. L'apparition des bogomiles (patarins), qui se répandirent de la Bulgarie à travers la Bosnie et l'Italie du Nord vers la France du Sud, marqua une nouvelle période dans la vie spirituelle de ces peuples1. Dès ses débuts (1199), le bogomilisme fut traité comme une secte hérétique que la Curie romaine pourchassa et persécuta. Il a des racines profondes en Bosnie, dont l'église à cette époque ne reconnaissait pas plus l'autorité des métropolites byzantins que celle des papes de Rome. Les manuscrits enluminés du Moyen Âge, des évangéliaires (Évangile de Miroslav, XVe s., Missal de Hrvoje Vukcic, Bréviaire de Hval, XIVe et XVe s.), témoignent de la grandeur et de l'éclat du royaume de Bosnie (seconde moitié du XIVe s.). À la suite de la persécution des Juifs en Espagne, un certain nombre de leurs communautés trouvèrent refuge dans les Balkans, où ils apportèrent la Hagadda Pascale du XIVe siècle, unique en son genre dans l'histoire picturale de Bosnie-Herzégovine.
En 1463, la Bosnie-Herzégovine tombe sous le joug turc et y reste en tant que province jusqu'en 1878, avant d'être intégrée à l'Empire autrichien. Une grande partie de la population de Bosnie- Herzégovine est islamisée et, désormais, c'est la religion qui définit l'identité des Musulmans slaves. L'identité de cette nation – les Musulmans slaves – est tardivement reconnue en Yougoslavie, vers 1970. En adoptant l'islam à l'époque de l'Empire ottoman, cette nation acquit des caractéristiques identitaires particulières. Tout au long de son histoire, la Bosnie-Herzégovine fut un point de rencontre des cultures et des traditions, un carrefour des brassages nationaux et religieux : religions orthodoxe, catholique, musulmane, juive, auxquelles il faut ajouter l'hérésie bogomile. À l'époque des dominations turque et autrichienne en Bosnie-Herzégovine, trois littératures coexistaient (serbe, croate et musulmane), avec une contribution particulière des auteurs juifs. Chacun de ces groupes avait son autonomie propre, avec ses écrivains, ses revues et autres publications, ainsi qu'un public spécifique, serbe, croate et musulman. Les orthodoxes et les catholiques de Bosnie-Herzégovine ont eu des liens avec la littérature de Serbie et de Croatie. Les invasions ottomanes et l'expansion de l'islam dans ces régions brisent la continuité de l'évolution de l'art.
En 1918, la Bosnie-Herzégovine entre dans le royaume des Serbes, Croates, Slovènes, devenue ensuite la Yougoslavie. Cet État ne reconnaît que trois nationalités : les Serbes, les Croates et les Slovènes. La nationalité musulmane ne sera reconnue qu'au début des années 19702, dans la Yougoslavie fédérale (1945-1991). Dans le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la Bosnie- Herzégovine ne figure pas en tant qu'entité indépendante, elle n'acquerra son autonomie qu'en 1943. Les musulmans sont obligés de choisir entre deux nationalités : serbe ou croate. Dans ces conditions on ne parle pas de littérature bosniaque ni de littérature musulmane. Certains auteurs se voulurent Serbes, d'autres Croates, et certains préfèrent rester en dehors de ces options. Dans un tel contexte, la littérature bosniaque ne peut avoir une existence indépendante, elle est englobée dans la littérature serbe ou, quelquefois, dans la littérature croate. L'époque de l'entredeux- guerres est très féconde pour la littérature de Bosnie-Herzégovine. Ivo Andric est l'écrivain qui a marqué toute une époque de la vie littéraire bosniaque et yougoslave. Il a réussi dans son oeuvre à faire la synthèse du modernisme et du traditionalisme. La pensée esthétique d'Andric, tout comme son oeuvre, est celle d'un artiste absolu, dont les principes esthétiques mêmes sont liés au peuple et à l'imagination de ce peuple, et par leurs ramifications profondes à la pensée artistique européenne tout entière. Plusieurs écrivains bosniaques de la génération d'Ivo Andric apparaissent dans la littérature bosniaque et yougoslave.
Après l'éclatement de la fédération yougoslave en 1991, cinq États indépendants sont issus de l'ex-Yougoslavie : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et la Yougoslavie (composée de la Serbie et du Monténégro). Les événements tragiques qui ont accompagné la désintégration de la Yougoslavie ont frappé durement la Bosnie-Herzégovine. Grâce à l'engagement de ses artistes pendant la guerre, la Bosnie-Herzégovine est devenue un symbole de résistance culturelle contre la destruction totale. L'ancienne armée fédérale, au service de l'agresseur, a pilonné Sarajevo, la capitale bosniaque. La première cible était la bibliothèque nationale et universitaire, qui abritait de précieux manuscrits orientaux, arabes, turc et slaves : leur disparition est une perte incommensurable. Cette bibliothèque est liée à l'idée de communauté culturelle, fondée sur la conscience de la continuité des valeurs spirituelles et de leur rayonnement à travers l'histoire, au-delà des appartenances et des convictions. Les poètes, les écrivains, les peintres et les musiciens ont trouvé moyen pour dominer par l'art l'horreur de la guerre. Ceux qui sont restés dans le pays pendant la guerre et les autres qui sont partis en exil ont continué leurs activités littéraires. Les écrivains marqués par la guerre et l'exil entrent sur la scène littéraire de la Bosnie-Herzégovine.

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